La bonne entente des parents favorise le développement de l'enfant
Publié il y a 3 jours
08.12.2025
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L’arrivée du premier enfant signe la naissance de la famille. Cette nouvelle entité implique de nouveaux rôles, en même temps qu’elle fait bouger les générations. Comment se jouent les relations entre le père, la mère et le bébé? Quelle influence la dynamique familiale a-t-elle sur le développement psycho-affectif de l’enfant? Ces questions sont au cœur des recherches portées par deux générations de chercheurs du département de psychiatrie (DP) du CHUV: Elisabeth Fivaz, cofondatrice du Centre d’étude de la famille (CEF), et Hervé Tissot, responsable actuel de l’unité de recherche du CEF. Interview croisée et récit d’un héritage.
IN VIVO Comment la place du père ou du coparent dans la famille a-t-elle évolué?
HERVÉ TISSOT Depuis les années 70, les pères s’investissent de plus en plus auprès des jeunes enfants, en particulier dans les soins du quotidien, une tâche presque exclusivement dévouée aux mères avant cela. En parallèle, les femmes sont de plus en plus impliquées dans le monde professionnel et dans leur carrière. Ces changements ont provoqué la nécessité de renégocier les rôles des hommes et des femmes auprès des enfants. Aujourd’hui, la diversité des rôles possibles (pères aux foyers, deux parents travaillants ou, au contraire, familles avec des rôles plus traditionnels…) rend la tâche plus difficile aux (co)parents. Dans l’idéal, les deux parents partagent une vision commune de la balance travail/famille et de leur rôle auprès de l’enfant (ou des enfants) pour que cela fonctionne. Une définition des rôles insatisfaisante pour l’un des parents peut être la source de difficultés coparentales et de conflit. Par ailleurs, même si les rôles évoluent, il n’est pas toujours évident de céder ce rôle traditionnel. Pour les mères en particulier, la pression sociale d’être le parent le plus investi auprès des enfants reste forte.
IV Les recherches sur le «triangle primaire -père, mère, enfant» d’une certaine Elisabeth Fivaz ont conféré à cette chercheuse une reconnaissance internationale. En quoi a-t-elle été pionnière avec ses recherches sur la famille?
HT Élisabeth Fivaz a évolué, en tant que femme et psychologue, dans un monde d’hommes médecins. Elle a été une des premières femmes non-médecin à enseigner à la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne. Et surtout, comme psychothérapeute de famille au Département de psychiatrie, elle a réussi à démontrer la pertinence de sa vision à tout un champ d’experts, à une époque alors dominée par la psychanalyse et les théories de l’attachement. Le défi était de taille et le chemin semé d’embûches.
IV Quel regard neuf a-t-elle apporté sur le développement du jeune enfant?
HT Dans les années 80, la psychologie du jeune enfant était marquée par l’explosion des recherches décryptant les interactions mère-enfant, dans toute leur complexité. Avec ses collègues, Elisabeth Fivaz est arrivée à un modèle encore plus complexe, qui va surtout redonner une véritable place aux pères et à la famille dans la vie des nourrissons… Ce père qui était alors oublié par l’ensemble d’une communauté pédopsychiatrique exclusivement centrée sur la relation mère-enfant. Il faut rappeler qu’à l’époque il n’existe alors aucune méthode d’évaluation ni de modèle d’intervention ciblant la triade père-mère-bébé. Et c’est ainsi que va naître le «Jeu trilogique de Lausanne» (en anglais «Lausanne trilogue play» ou «LTP» dans sa forme abrégée.)
IV En quoi consiste le «Jeu trilogique de Lausanne»?
HT Nous étudions, selon un protocole standardisé, les interactions entre deux parents et leur bébé. Cette grille de lecture est à la fois rigoureuse et d’une richesse folle, et propice à une utilisation tant dans la recherche que dans la clinique. La rigueur, c’est notamment ce scenario invariable: chaque parent joue avec l’enfant en présence de l’autre, puis ils jouent tous ensemble, puis les parents discutent devant l’enfant.
Le LTP est associé à une méthode de codage basée sur la microanalyse des parents et du bébé, c’est-à-dire une analyse fine, à la demi-seconde, des postures corporelles, des regards et des expressions émotionnelles. Cela permet d’évaluer l’engagement de chacun des protagonistes, la gestion des rôles, la construction d’activités communes et le partage affectif au cours de celles-ci. C’est sur cette base qu’Elisabeth Fivaz et sa collègue Antoinette Corboz, psychiatre au Département de psychiatrie, créeront leur typologie d’alliance familiale qui permet de caractériser la qualité de la coordination entre les deux parents et le bébé et, par extension, la qualité du fonctionnement familial.
IV Qu’est-ce que l’alliance familiale et en quoi est-elle déterminante pour l’équilibre de l’enfant?
HT L’alliance familiale désigne la capacité des parents à coopérer, ensemble (ce que l’on désigne sous le terme de «coparentage») et avec leur enfant. Ces recherches, soutenues pendant plus de 30 ans par le Fonds national suisse (FNS), ont notamment montré que la coopération coparentale est favorable au développement socio-affectif de l’enfant. Et, surtout, que l’alliance familiale explique une part spécifique de son développement, au-delà de la relation qu’il entretient avec chacun de ses parents. Nos études ont montré en effet que même si les parents sont très compétents par ailleurs, cela ne compensera pas l’effet de potentielles difficultés coparentales. Mais l’enfant contribue également à l’alliance. L’alliance familiale, ce n’est pas uniquement la coopération coparentale, c’est aussi comment cette coopération favorise l’engagement de l’enfant.
IV Comment poursuivez-vous les recherches d’Elisabeth Fivaz, aujourd’hui à la retraite?
HT L’étude de cette triade a une valeur unique, raison pour laquelle nous poursuivons ces recherches. Par exemple, dans une étude récente soutenue par le FNS, nous avons montré qu’une alliance perturbée engendre du stress que l’on peut percevoir au niveau physiologique chez le nourrisson, en évaluant son rythme cardiaque. Plus l’alliance familiale est bonne, moins l’enfant est stressé et inversement. Nous étudions actuellement ces phénomènes auprès de familles avec adolescent-es.
IV Vous y voyez également des développements cliniques?
HT L’une des richesses du LTP réside, depuis sa création, dans sa possibilité de servir de base au travail clinique avec les familles. Dans le cadre d’un consortium international, réunissant chercheurs et cliniciens de six pays différents, nous travaillons actuellement sur la mise en forme d’un module thérapeutique sur la coparentalité. Notre objectif est que ce thème soit abordé par les psychologues et pédopsychiatres qui travaillent avec de très jeunes enfants et leur famille.
IV Un travail de sensibilisation sur la coparentalité est nécessaire?
HT Nous pensons qu’il est important d’évoquer la coparentalité avec les deux parents. Une mauvaise entente coparentale est délétère pour l’enfant, on le sait suffisamment aujourd’hui… et cet aspect échappe encore souvent à la conscience des parents et même parfois des thérapeutes.
Un peu d'histoire…
IV Comment est né votre modèle d’observation des familles, le Jeu Trilogique de Lausanne?
ELISABETH FIVAZ Dans le cadre de mon activité au CEF co-dirigé avec Luc Kaufman, j’étais consultante auprès de mères sérieusement décompensées au post-partum et hospitalisées avec leur bébé en psychiatrie adulte. Comme thérapeute de famille, je tenais à voir aussi les pères et souvent les familles d’origine. La Dre Antoinette Corboz, alors psychiatre de l’hôpital chargée de suivre ces familles, préparait précisément sa thèse de doctorat sur les pères dans le post-partum. Nos intérêts se rencontraient car je préparais aussi mon doctorat en psychologie sur le dialogue entre bébé et mère, père et étrangère dans les mêmes familles. Ainsi nous avons pu progressivement organiser une coopération entre l’hôpital et le Centre d’étude sur la famille (CEF).
IV Comment avez-vous mené vos recherches dans ce contexte?
EF Pratiquement, Antoinette Corboz invitait les familles de bébés qu’elle accompagnait à participer, au CEF, à une consultation de recherche spécialisée pour bébés et leurs parents, pour penser à ce que le bébé avait vécu dans cette crise familiale et organiser l’encadrement post-hospitalier. La consultation de recherche incluait entre autres l’observation de la famille dans une situation de jeu à trois, filmée (le LTP), ainsi qu’une séance de vidéo-feedback où l’accent était mis en premier lieu sur les ressources des parents et du bébé et sur une proposition de soutien post-hospitalier pour accompagner la famille.
IV Qu’est-ce que vos travaux ont mis en évidence?
EF Nous avons découvert que l’enfant est exclu lorsqu’il y a des difficultés dans la coparentalité. Nous étions frappées de voir que le contact visuel ne s’établissait pas dans le dialogue entre le bébé et les mères, et le plus souvent aussi avec les pères. L’étude micro-analytique de ces interactions à deux, puis à trois dans le LTP, a montré que c’était la manière de placer le bébé sur leurs genoux ou d’organiser l’espace vis-à-vis de lui pour l’inviter au dialogue ou au trilogue qui empêchait le contact visuel. Autrement dit, le contexte postural de base nécessaire pour le dialogue ou le trilogue excluait le bébé de l’interaction. Il recevait des messages paradoxaux, lui enjoignant de s’engager tout en empêchant ce contact. C’est ce qu’on appelle une alliance paradoxale.
Un autre résultat important de nos travaux, du point du développement de l’enfant, est la découverte de la «capacité triangulaire» précoce du bébé, soit sa compétence à interagir avec plus d’une personne à la fois. Par exemple, dans les moments de plaisir ou de détresse du jeu à trois, il se tourne rapidement vers l’un puis vers l’autre parent comme pour partager ses émotions avec les deux à la fois.
IV Comment venir en aide aux familles, et préserver l’enfant pris dans une alliance paradoxale?
EF Lorsque la communication entre la mère et le père est difficile, le bébé en est la cible et peut être directement impacté dans son développement. Dans le cadre de nos recherches, nous avons proposé des interventions sur la communication non verbale afin de favoriser une communication plus normale au sein de ces familles, celle-ci étant conditionnée par le contexte. Le thérapeute, en provoquant des changements dans les gestes et les postures des deux parents, aide à restaurer cette alliance familiale. Ce travail prend du temps, mais nous avons pu voir des évolutions positives.