En Suisse, près de trois salarié-es sur dix se situent dans une zone de stress dite critique. Concrètement, ces personnes éprouvent davantage de contraintes liées au travail que de ressources pour y faire face, selon la dernière édition du Job Stress Index*. Cette part de la population active sous pression – qui était d’une sur quatre en 2014 –, a probablement encore augmenté durant la pandémie, anticipent les premières observations. La même étude chiffre à 7,6 milliards par an le coût du stress professionnel pour les entreprises. Il faut dire que le nombre d’arrêts de travail explose depuis quelques années. Toujours en 2020, des statistiques compilées par les assureurs Swica et PR Rück montraient qu’ils avaient grimpé de 50% depuis 2012. Ils concernaient un épuisement au travail ou une dépression.
Le burn-out serait-il la maladie du XXIe siècle? C’est en tout cas ce que laisse penser le titre du livre publié par les psychologues Anny Wahlen et Nadia Droz**. Un fléau qui ne cesse de prendre de l’ampleur à l’ère de la numérisation, du multitasking et de l’accélération du rythme de travail. Malheureusement, les avancées en matière de détection de l’épuisement au travail ne suivent pas la cadence. Raison principale : la difficulté à poser un diagnostic, du moins si l’on se base uniquement sur les symptômes, explique Nadia Droz. En effet, « les personnes en burn-out souffrent de symptômes qui peuvent être émotionnels, cognitifs, comportementaux, sociaux ou psychosomatiques ; je n’ai encore jamais vu deux personnes qui présentaient exactement les mêmes symptômes », poursuit la praticienne basée à Lausanne, qui intervient entre autres au CHUV dans les cours de prévention du burn-out. Parmi les symptômes les plus fréquents de la maladie, on peut citer les maux de tête, les troubles du sommeil, la baisse de confiance en soi ou encore les troubles gastro-intestinaux.
TRAITEMENT AUTOMATIQUE DU LANGAGE
De l’avis des spécialistes, la détection du burn-out –qui consiste en premier lieu en un épuisement dû à un stress chronique au travail et non pas en une atteinte à la santé psychique – est un enjeu de société majeur. Dans ce contexte, les résultats d’une étude menée à la Haute école spécialisée bernoise, publiés en avril 2022 dans la revue Frontiers in Big Data, ont attiré l’attention. L’équipe de recherche de Mascha Kurpicz-Briki a développé une approche novatrice, qui s’appuie sur le traitement automatique du langage.
«Actuellement, le burn-out est souvent diagnostiqué grâce à des tests psychologiques qui consistent à obtenir des réponses graduées du type ‹ Je me sens à bout à la fin de ma journée de travail : jamais/quelquefois/chaque jour ›», constate Mascha Kurpicz-Briki. Le hic? Les personnes interrogées peuvent être tentées d’influencer les résultats en évitant de cocher les réponses les plus extrêmes. «Des questionnaires ouverts et plus complets sont bien sûr aussi utilisés par les spécialistes ; mais ils nécessitent un important travail d’analyse», poursuit la responsable du projet. «Notre équipe s’est demandé si l’intelligence artificielle pourrait permettre de contourner ces écueils, ou du moins apporter sa contribution à la problématique de la détection du burn-out.»
Pour ce faire, l’équipe a passé au crible – grâce au traitement automatique du langage – des textes figurant sur le forum anglophone en ligne Reddit, qui propose des discussions par thèmes. «Nous avons analysé plus de 13’000 extraits anonymisés, dont certains provenaient de discussions sur le burn-out et certains de discussions sur d’autres sujets», rapporte Mascha Kurpicz-Briki. L’équipe a ainsi été en mesure de mettre au point une méthode qui évalue si le langage contenu dans des textes relève ou non de l’épuisement professionnel. Une idée couronnée de succès, puisque «dans 93% des cas, le burn-out a été identifié correctement».
PAS RECONNU COMME MALADIE
Aussi prometteuse soit-elle, cette piste doit encore être consolidée. «L’étape suivante consiste à tester notre méthode dans un contexte clinique.» Il s’agira notamment de dresser, en collaboration avec des spécialistes du burn-out, une liste de questions ouvertes qui seront posées à un échantillon représentatif de la population. Puis d’essayer la méthode sur les réponses obtenues, idéalement dans les langues nationales. Mascha Kurpicz-Briki avertit : «Même si nos résultats sont validés, cela ne veut pas dire que du jour au lendemain, on pourra mettre sur le marché un outil permettant aux responsables RH de détecter en trois clics le burn-out dans les entreprises ou un auto-test rapide pour les collaborateurs et collaboratrices.» La chercheuse imagine plutôt un logiciel destiné aux psychologues ou aux médecins, qui les aideraient dans leur démarche et viendrait compléter les méthodes existantes. «En ce sens, il faut parler d’intelligence augmentée plutôt que d’intelligence artificielle; elle soutient l’humain mais à la fin, c’est à lui que revient la tâche du diagnostic.»
Nadia Droz le confirme, «actuellement, la méthode de détection du burn-out la plus efficace est l’anamnèse, c’est-à-dire le récit des antécédents de la personne concernée». Reste que toute forme d’exploration qui – à l’image de celle de la Haute école spécialisée bernoise – permet de faire avancer les choses en matière de diagnostic et de classification «est la bienvenue», relève la psychologue. L’épuisement professionnel n’est pas considéré comme une maladie par les autorités helvétiques. En juin 2019, le Conseil national a rejeté une initiative parlementaire socialiste demandant que le burn-out soit pris en charge par l’assurance accidents de l’employeur plutôt que par l’assurance maladie de l’employé. Quant à l’OMS, même si elle n’a pas franchi le pas, elle a reclassifié en 2019 le burn-out en tant que syndrome résultant d’un stress chronique au travail et non plus seulement en tant qu’état d’épuisement.