
Publié il y a 3 jours
15.05.2025
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Difficile d’oublier l’année 2020 et l’épidémie de Covid-19. À l’échelle mondiale, la pandémie a obligé de nombreuses personnes à s’isoler de leur famille, ami-es ou collègues. Le confinement appartient au passé, mais le souvenir reste amer et pour certain-es encore bien présent. Au sein de la population un sentiment diffus de solitude semble persister. D’après l’Organisation mondiale de la santé, la solitude affecte un-e senior sur quatre et concerne de plus en plus de jeunes adultes sortis fragilisés du confinement sanitaire. Sur le terrain, les professionnel-les de la santé s’inquiètent et font le constat d’une société moderne où créer du lien s’avère complexe.
L’OMS sonne l’alarme
«Il faut faire preuve de nuances», pose Armin Von Gunten, Chef du service universitaire de psychiatrie de l’âge avancé au CHUV. La solitude en soi n’est pas forcément négative. On peut choisir de s’isoler et bien le vivre. Ce qui pose problème, c’est lorsque l’isolement est subi et qu’un sentiment de solitude fait souffrir.» Ce sentiment d’isolement est complexe, car il ne dépend pas seulement du nombre de relations sociales d’un individu, mais aussi de leur qualité. «On peut être très entouré-e mais nourrir des liens superficiels qui font qu’on se sent seul-e», précise Armin Von Gunten.

«Du point de vue des effets sur la santé, avoir des ami-es de qualité est d’une certaine manière aussi important que de ne pas fumer», dit Armin Von Guten, du service universitaire de psychiatrie de l’âge avancé au CHUV.
Quels risques sur la santé?
C’est cette solitude subie qui peut réduire l’espérance de vie. «Nous sommes avant tout des êtres sociaux, rappelle le spécialiste. Du point de vue des effets sur la santé, avoir des ami-es de qualité est d’une certaine manière aussi important que de ne pas fumer.» Lorsque l’isolement social est une souffrance, la santé du cœur se retrouve parfois elle aussi menacée. «La recherche se penche sur la solitude comme facteur déclencheur de l’inflammation», explique Baris Gencer professeur associé au service de cardiologie du CHUV. Le stress engendré par l’isolement semble activer le système nerveux autonome et une sécrétion accrue de cortisol. À terme, cela augmenterait le risque de diabète, d’hypertension et de maladies cardiovasculaires.»
Mais ce n’est pas tout. «Le sentiment de solitude peut induire des comportements à risque pour la santé cardiovasculaire en favorisant par exemple un mode de vie sédentaire, une alimentation déséquilibrée, un sommeil de mauvaise qualité, un tabagisme ou une consommation excessive d’alcool», complète le cardiologue.
La solitude des seniors
En Suisse, l’isolement des seniors est un enjeu de santé publique. D’après l’observatoire national de la vieillesse, une personne sur quatre de plus de 55 ans souffre de solitude. Les personnes d’un âge avancé sont plus touchées que les jeunes seniors. Giuseppa, 84 ans, fait partie de la première catégorie. Veuve depuis dix ans, elle a souffert de solitude après la perte de son mari: «Je ne supportais plus mes soirées, mes repas, mes réveils. Tous ces moments où je me retrouvais confrontée à moi-même. La première année après le décès, je suis peu sortie de chez moi. J’étais en deuil, mais c’est surtout que je me sentais trop seule pour faire des choses.» Pour Giuseppa, il a fallu combattre un cercle vicieux: se sentir seule a renforcé son envie de s’isoler des autres. Déprimée, elle s’est renfermée sur elle-même jusqu’à ce qu’une amie la pousse à rencontre d’autres personnes. Aujourd’hui, elle a rencontré des femmes, toutes veuves, devenues des proches.
Comme l’a vécu l’octogénaire, la vie à l’âge avancé s’accompagne souvent d’adieux difficiles. «Chez la personne âgée, la perte d'êtres chers peut causer un grand sentiment de solitude, souligne Armin Von Gunten. Mais ce qu'on observe, c'est que beaucoup de personnes âgées réussissent malgré tout à avancer. Leur résilience joue un rôle clé dans la manière de faire face à la solitude.»
Au-delà des clichés
Les seniors ne sont de loin pas les seuls à souffrir de l’isolement social. Selon l’Office fédéral de la statistique, près de la moitié des 25-39 disent souffrir ou avoir souffert de solitude. Comment expliquer la prévalence d’un tel sentiment chez une population aussi jeune? Les causes sont complexes, dit Philippe Conus, Chef du service de psychiatrie générale au CHUV. «Le sentiment répandu de solitude peut être lié à des problématiques individuelles, mais il est aussi en lien avec le fonctionnement de nos sociétés.»

Pour le spécialiste, le problème est en partie d’ordre sociologique: «notre société est hautement individualiste, elle tend à faire disparaître la nécessité du partage. Chacun-e est censé-e être autonome, gérer seul-e ses difficultés, avoir son espace et ses objets privés. Pour rencontrer l’autre, il est désormais devenu nécessaire de faire des démarches actives.» Il est crucial de travailler sur la façon dont la société inclut les personnes en détresse, estime le spécialiste. Dans sa pratique, il observe que les personnes qui se sentent seules ont du mal à aller mieux si leur entourage – social, amical mais aussi professionnel – ne leur fait pas activement une place en leur donnant un rôle actif et contributif.
Des jeunes mis à mal
«Plus on est mal, moins on a de gens autour de nous et plus on se sent seul» témoigne Louis*, 27 ans. Le jeune homme a plongé dans la dépression en 2020 durant les mois de confinement. «J’étais encore étudiant, raconte-t-il. J’avais des cours en ligne, parfois de 9 heures à 17 heures. Je ne pouvais même pas sortir prendre l’air. Mon colocataire était rentré vivre chez ses parents. J’étais seul en permanence. Ça m’a causé beaucoup de stress, d’idées noires», confie-t-il, préférant garder l’anonymat.

Kerstin Von Plessen, du service universitaire de psychiatrie de l’enfant et adolescent au CHUV, révèle que les jeunes femmes disent souffrir davantage de solitude que leurs pairs masculins, notamment en lien avec la difficulté de se libérer des injonctions liées au genre.
«Beaucoup de jeunes ne sont pas ressortis indemnes d’un confinement survenu à un moment clé de leur développement, analyse Kerstin Von Plessen, Cheffe du service universitaire de psychiatrie de l’enfant et adolescent au CHUV. Aujourd’hui, dans cette ère post-covid, caractérisée par de multiples crises, de nombreux adolescents, des adolescentes et des jeunes adultes portent un regard craintif sur le futur. Cela influence leur capacité à créer des liens et à se projeter avec les autres.»
En Suisse, les données sur la santé mentale des jeunes sont maigres, mais une étude menée par Pro Juventute en 2024 s’est saisie de la question. Elle révèle que les jeunes femmes disent souffrir davantage de solitude que leurs pairs masculins. Dans sa pratique, Kerstin Von Plessen constate bien une souffrance accrue des adolescentes, pour qui se libérer des injonctions liées au genre n’est pas toujours aisé. «Elles ne se reconnaissent pas dans certains modèles dictés par la société: le rôle de mère, d’épouse… C’est compliqué pour elle à partir de là de se construire, de savoir qui elles veulent être et comment créer des relations.».
L’étude de Pro Juventute pointe aussi du doigt le rôle des réseaux sociaux, qui peuvent confronter les jeunes à un idéal inatteignable, renforçant une comparaison malsaine. Pour la psychiatre, les réseaux sociaux sont à risque sur la santé mentale des jeunes et peuvent renforcer leur solitude. Pas seulement parce qu’ils véhiculent des idéaux irréalistes, en ce qui concerne par exemple leurs corps, mais aussi parce qu’ils donnent l’illusion du lien. «Les réseaux ne remplacent en rien les interactions réelles. Rien ne vaut la rencontre, l’échange, les sourires perçus lorsqu’une personne nous écoute vraiment, le regard bienveillant de l’autre. Cette texture fait toute la richesse des relations humaines. Notre cerveau, et surtout lorsqu’il est en développement comme à l’adolescence, en a besoin pour être équilibré. Il est important que le temps passé sur les réseaux sociaux ne soit pas au détriment du temps passé avec les amis et les proches dans la vie réelle.»
Qu’en est-il des remèdes à la solitude? Les spécialistes interrogé-es défendent une approche à la fois adaptée aux besoins de chaque individu et à ses spécificités, mais aussi axée sur les infrastructures sociales, comme les espaces communs des villes et l’accès à ceux-ci. Dans la plupart des cas, jeunes ou séniors, les personnes subissant la solitude n’ont pas choisi leur isolement. Pour une raison ou une autre, elles se retrouvent à part de la société, dans ses marges. Mettre l’accent sur l’inclusion et la création de lien social, par exemple à un niveau local en organisant des rencontres dans certains quartiers, permettrait alors de donner une place à celles et ceux qui souffrent, tout en allégeant le système de santé. Autant de pistes qui appellent une réflexion aussi politique que médicale.
*Prénom d'emprunt
Des ordonnances contre la solitude
Et si les médecins pouvaient prescrire autre chose que des médicaments? C’est le principe des «ordonnances sociales» ou «prescriptions non médicamenteuses», un dispositif qui se développe dans plusieurs pays.
Lancée au Royaume-Uni dans les années 1990 sous le nom de social prescribing, cette approche permet aux médecins de recommander des activités sociales ou culturelles en complément d’un suivi médical plus classique. Désormais ancré dans la culture médicale du britannique, le social prescribing est même recommandé par le système de santé du pays.
L’objectif de cette approche est double: améliorer le bien-être mental et physique des patient-es, mais aussi réduire la pression sur le système de santé. En France, certaines municipalités comme la ville de Montpellier expérimentent aussi des programmes de prescriptions culturelles et sportives. Plus récemment, les «prescriptions muséales» ont également vu le jour dans le pays. L’idée, lancée par l’historienne de l’art Nathalie Bondil à Montréal en 2018, est de mettre en contact les personnes souffrantes et les lieux de culture.
En Suisse, l’idée de prescrire des activités fait également son chemin. En août 2024, la ville de Zurich a autorisé les médecins à prescrire des activités sociales aux personnes touchées par des maladies chroniques ou un Covid-long. Ces activités varient et vont du jardinage jusqu’au cours de danse classique. Ces prescriptions sont issues d’une vision décloisonnée de la médecine, où il est acté que les approches médicale et médicamenteuse ne suffisent pas toujours. Cette perspective, qui englobe la composante sociale de la santé, accorde un rôle actif aux patient-es dans leur bien-être.