«LES NOUVELLES TECHNOLOGIES NE POURRONT JAMAIS OFFRIR UN ACCOMPAGNEMENT RELATIONNEL HUMAIN»
Publié il y a 1 jour
12.12.2025
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IN VIVO À quoi ressemblera le CHUV en 2050, selon vous ?
RALF JOX Il disposera probablement de moins de ressources et se trouvera dans une situation économique peu favorable. D’autres secteurs de la société, comme celui de la sécurité, auront besoin de moyens importants. Or, les nouveaux médicaments et technologies sont de plus en plus coûteux. La taille des hôpitaux devra donc diminuer, car ils représentent la part la plus onéreuse du système de santé. Une partie des soins sera assurée à domicile grâce à la télémédecine.
IV N'y a-t-il pas un risque d'aggraver les inégalités d'accès aux soins?
RJ En période de pénurie et de rationnement des soins, il sera crucial de veiller à ce que les personnes issues de minorités aient le même accès aux soins hospitaliers que le reste de la population.
IV Vous parlez de rationnement des soins. Qu'entendez-vous par là?
RJ Il faut, à certains moment, prioriser certains soins ou patient-es au détriment d'autres. Cela a déjà été le cas pendant le Covid-19. Ce type de décisions risque de s’imposer en temps normal. Cela implique de définir ce que l’on considère comme une urgence, la manière dont on évalue le besoin d’une personne, ou de se demander si la liste d’attente est la solution la plus équitable.
IV Il n'y a donc aucune priorisation actuellement?
RJ Rarement de manière explicite. Il n’existe pas de directives officielles. En Angleterre, par exemple, le coût d’un traitement est mis en balance avec les bénéfices qu’il apporte. En dessous d’un certain seuil du rapport bénéfices-coûts, le soin n’est pas remboursé. C’est un choix politique. En Suisse, des discussions émergent actuellement au niveau fédéral. Ce sont des décisions qui restent difficiles à accepter sur le plan individuel.
IV Quelles questions éthqiues le développement de l'IA en médecine soulève-t-il?
RJ La question clé est de savoir qui garde le contrôle. Si quelque chose se passe mal, qui est responsable? L’IA remet aussi en question la place des médecins et des soignant-es. De nombreuses ressources sont actuellement investies dans le développement de ces technologies. Ces questions vont se poser très rapidement, il faut que nous soyons prêt-es.
IV Vous évoquez des enjeux importants. Comment l'hôpital s'y prépare-t-il?
RJ Un séminaire a été créé au sein du CHUV pour aborder ces enjeux avec les clinicien-nes. Nous avons aussi un cours sur les questions liées à l’usage de l’IA en fin de vie destiné aux étudiant-es. Aujourd’hui, un algorithme peut prédire combien de temps il reste à vivre à une personne gravement malade. Mais devons-nous utiliser ces outils? Est-ce que les patient-es ont le droit de savoir? Ce sont des dilemmes que nous devons trancher.
IV Comment trancher?
RJ L’éthique offre un éventail de normes et un processus d’analyse. Aujourd’hui, on essaie de l’intégrer dans la conception et la création des algorithmes IA. Si un algorithme améliore le bien-être des patient-es sans introduire de biais inéquitables, de risques démesurés ou de bouleversement sociaux, il peut être pertinent de le proposer. Mais le choix d’utiliser ou non un algorithme prédictif doit revenir à la personne concernée.
IV Que pensez-vous du recours à un «jumeau numérique» pour aider à la prise de décision?
RJ Cet ensemble de données personnelles, biologiques et sociales, a un grand potentiel en médecine. Un tel modèle pourrait aider à simuler la réaction d’un-e patient-e à un traitement et personnaliser sa prise en charge. Le grand risque est de remplacer la personne par son avatar numérique. Les médecins pourraient être tenté-es de s’épargner des entretiens fastidieux avec les patient-es en interrogeant le jumeau numérique qui fournit une réponse en une seconde.
IV Craignez-vous une déshumanisation de la médecine avec le recours croissant à l’IA?
RJ Pour moi, la médecine humaine implique essentiellement une vraie relation entre une personne malade et celle qui la soigne. Les nouvelles technologies ne pourront jamais offrir un accompagnement relationnel humain. Il est incontournable de préserver cette relation et la capacité relationnelle des soignant-es. L’important n’est pas seulement de soigner, mais aussi de considérer comment on soigne, surtout face aux maladies incurables.
IV Certaines études révèlent que des patient-es trouvent l'IA plus empathique que les soignant-es?
RJ Pour certaines problématiques très intimes, il peut être plus facile de parler à une machine qu’à un humain. Les résultats de ces études doivent nous interpeller. Ils révèlent des lacunes dans les compétences des soignant-es. Nous recevons beaucoup de plaintes de patient-es sur le manque d’empathie et d’humanisme en médecine. Ces plaintes sont souvent liées à une communication défaillante ou à une mauvaise compréhension.
IV Qu'est-ce qui vous préoccupe le plus pour les années à venir?
RJ Je regrette le manque de réflexions globales et collectives sur l’hôpital du futur. Quels sont nos objectifs ? Quels rôles attribuer aux différents acteurs et actrices du système de santé ? Il n’y a pas de stratégie commune: chaque groupe avance ses propres intérêts. Or, face aux défis technologiques et sociétaux de l’avenir, il est essentiel d’anticiper ces bouleversements dès maintenant.
BIOGRAPHIE
Né en 1974 à Weingarten, en Allemagne, Ralf Jox a étudié la médecine, puis la philosophie, avant de compléter sa formation par un Master en éthique et droit médical à Londres. Il se spécialise en neurologie, tout en approfondissant ses connaissances en médecine palliative. Son parcours l’amène à travailler successivement à Munich, Harvard et Oxford, avant de s’installer à Lausanne en 2018. Depuis 2022, Ralf Jox dirige l’Institut des humanités en médecine, rattaché au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV).