C’est un regard méfiant, voire apeuré, qui se pose sur la médecin quand elle entre dans la chambre d’hôpital et qu’elle ne ressemble pas à ce que l’on s’était imaginé. Concrètement, on assiste par exemple à une remise en question des compétences de la personne chargée de prodiguer des soins, des remarques de sa hiérarchie sur sa maîtrise de la langue française, ou, plus grave, un refus net de se faire soigner de la part de patient-es. Les équipes médicales ne sont pas épargnées par les discriminations raciales, qu’elles émanent de patient-es, de visiteurs, visiteuses ou même de collègues. «Lorsque l’on dénonce des discriminations raciales dans les soins, notre premier réflexe est de penser aux patient-es. On a beaucoup parlé du syndrome méditerranéen récemment, soit un biais qui consiste à penser que certaines populations exagèrent la douleur», confirme Patrick Bodenmann, chef du Département vulnérabilités et médecine sociale à Unisanté, et cocréateur d’un enseignement sur le racisme dans la pratique médicale. «Malheureusement, le personnel médical est lui aussi confronté au racisme. Des collègues ont, par exemple, vu leur statut de médecin remis en question du simple fait qu’ils étaient racisés», poursuit le médecin, évoquant un «tabou» autour de ces discriminations. Dans un environnement surchargé comme l’est un hôpital, avec des urgences quotidiennes, un personnel sous tension et manquant de temps pour se lancer dans des démarches administratives, il est facile de ne pas s’attarder sur une remarque ou un comportement irrespectueux. Pourtant, les répercussions sur le long terme de ce «racisme ordinaire» sont, elles, bien réelles.
Données absentes, conséquences présentes
Kevin Dzi est doctorant à l’Institut des humanités en médecine (IHM) et travaille depuis 2022 sur les discriminations au sein du système de santé, dont le racisme vécu par le personnel médico-soignant qui regroupe les équipes infirmières, aides-soignantes et les médecins. Une étude encore pauvre en Suisse. «Les statistiques dont nous disposons sur le sujet proviennent majoritairement de recherches américaines et anglaises. Les études en Europe sont quasi inexistantes. En Suisse, par exemple, il n’est pas autorisé de collecter des informations ethno-raciales, contrairement aux États-Unis, ce qui complique les recherches sur ce sujet», pointe le doctorant qui déplore la croyance, encore tenace dans la société, d’un racisme inexistant dans nos contrées. Une enquête menée auprès de 800 médecins américain-es nous apprend ainsi qu’au cours des cinq dernières années, 59% des médecins ont entendu des déclarations irrespectueuses concernant un trait de caractère, principalement la couleur de peau, le sexe, l’âge ou l’origine ethnique. Les médecins noirs et les médecins américains d’origine asiatique sont les plus susceptibles de déclarer avoir entendu des remarques tendancieuses de la part de patient-es. Les infirmier-ères, davantage en contact avec les patient-es, sont en première ligne (violences, insultes, humiliations, agressions sexuelles), puis viennent les médecins (genre, nationalité, couleur de peau).
Arrivée en Suisse en 1982 de République démocratique du Congo pour suivre des études d’infirmière au CHUV, Chantal Ngarambe Buffat se souvient de remarques lancées à la volée par sa hiérarchie: «Tu as l’air lente, mais tu finis toujours à l’heure», des rapports examinés avec plus d’attention que ceux rendus par ses collègues, ou d’un patient affirmant «qu’elle n’est pas comme les autres Noirs». «Notre différence est visible; nous sommes, dès lors, plus scrutés que les autres. Nous devons faire preuve de plus d’énergie pour montrer que nous avons notre place», témoigne l’infirmière, qui officie aujourd’hui au Département santé, travail et environnement (DSTE) d’Unisanté.
Les conséquences de ces agressions quotidiennes sont importantes: perte de motivation, faible estime de soi, manque de concentration, absentéisme, burn-out, incidence sur la relation de soins. Sur le plan physique, Yaotcha d’Almeida, psychologue et autrice du livre Impact des microagressions et de la discrimination raciale sur la santé mentale des personnes racisées, rappelle que le stress engendré par le racisme a également des conséquences sur le plan physique, sous la forme de maladies cardiovasculaires, d’ulcères, d’hypertension ou de maladies inflammatoires. «À la fin de la journée, il ne faut pas oublier que ce sont les patient-es aussi qui en font les frais. Une concentration défaillante peut avoir des répercussions malheureuses sur la prise en charge médicale», insiste Kevin Dzi.
Assurer un lieu de travail sain
Pourtant, encore trop peu de plaintes et de doléances sont déposées au sein de l’hôpital, et ce, malgré la présence de situations racistes, pointe le récent travail de master d’étudiantes en médecine de la FBM-UNIL. «Il est essentiel que le personnel médical n’ait pas peur de témoigner. Le tabou est encore fort parce qu’on craint pour sa place de travail ou parce qu’on ne veut pas être vu comme un trouble-fête», constate Kevin Dzi. Sans compter que dans l’imaginaire collectif, les professionnel-les de la santé doivent faire preuve de résilience face aux situations difficiles. «Un hôpital doit proposer des canaux de signalement neutres et anonymes, où les professionnel-les se sentent libres de témoigner en toute sécurité», selon le chercheur.