DE L'ASILE À L'HÔPITAL, HUMANISER LES SOINS
Publié il y a 2 mois
09.12.2024
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L’Asile d’aliénés du Bois-de-Cery a ouvert ses portes en 1873 à Prilly, en périphérie de la Ville de Lausanne. 151 ans après, l’institution, devenue entre-temps un hôpital psychiatrique, porte en elle tous les changements sociétaux, médicaux et architecturaux qu’a connus, et connaît, l’Histoire de la psychiatrie et de son volet romand. Entretien avec Aude Fauvel, maître d'enseignement et de recherche en histoire de la médecine, et Mikhaël Moreau, chargé de recherche, de l’Institut des humanités en médecine (IHM).
IN VIVO/ L’asile d’aliéné-es a, au 19ème siècle, pour mission de guérir ou de tenir éloigné de la société des cas «difficiles». Pourtant, il est fréquent que les personnes internées y passent leur vie entière. Quelles sont les différences avec une prison?
AUDE FAUVEL ET MIKHAËL MOREAU/ Le mot asile a une signification très forte: il est, à l’origine, un établissement où tout le monde peut se réfugier. Les aliénistes – les psychiatres d’aujourd’hui – détiennent alors le pouvoir de donner le droit d’asile à des indigents qui n’avaient pas leur place en prison. On considère que ces personnes ne sont pas des criminelles mais des malades à qui il faut tendre la main. Il se profile déjà une volonté d’humaniser les soins. Au 19ème siècle, le mot «asile» a ainsi une connotation très positive, contrairement à l’hôpital.
Mais ça, c’est en théorie. Si à l’époque Cery est censé être un établissement de soin, en réalité, les personnes y sont placées contre leur gré. L’internement à Cery d’une personne est ainsi demandé le plus souvent par une autorité (judiciaire ou administrative) ou par la famille. Jusqu’aux années 1930, peu de gens sont entrés volontairement à Cery. Il pouvait même arriver que si on demandait d’y être hospitalisé pour des pensées suicidaires, par exemple, l’entrée soit refusée. Le Canton payait, avant toute chose, pour interner des personnes indigentes qui «dérangeaient»: celles qui causaient du désordre sur la voie publique par exemple, faisaient preuve d’un comportement considéré comme déviant ou contrevenaient à un ordre social ou moral. Et pour contribuer à payer leurs frais, les internés travaillaient. Or précisément, si Cery était réellement un lieu de soin, pourquoi ne pas accueillir tout le monde mais uniquement les «perturbateurs»? C’est là que le brouillage entre asile et prison s’est opéré. On n’était pas placé à l’asile de Cery comme on était hospitalisé ailleurs.
IV/ Et puis, les bâtiments de Cery sont quand même très excentrés de la Ville de Lausanne...
AF et MM/ En effet, la Ville est, à l’époque, considérée comme un environnement mauvais parce qu’agitée. Les mauvaises fréquentations y sont courantes et le travail en manufacture néfaste. Sans compter que l’alcool est très présent. Il y a donc cette idée que les personnes deviennent malades de l’esprit parce qu’elles évoluent dans un milieu nocif. Pour soigner les gens, il faut les isoler (le droit de visite est très restreint) et les «mettre au vert». Le travail à la campagne est censé les aider. La notion de travail, justement, est très importante: il était courant de faire travailler les malades aux champs ou à la manufacture pour les discipliner, les occuper et les responsabiliser. Il existe aussi d’autres types de traitements comme l’hydrothérapie, les bains étant considérés au 19ème siècle comme des puissants moyens de guérison. Si la Suisse n’est pas aussi radicale que la France ou l’Allemagne, le glissement se fait progressivement entre internement et enfermement. Peu à peu, on finit par voir l’asile comme une sorte de garderie fermée et les internés comme des personnes à gardienner plutôt qu’à soigner.
IV/ Qu’en est-il de l’opinion publique ?
AF et MM/ Le grand public voit que les gens envoyés à l’asile sont ceux qui posent problème, des «indésirables» qui dérangent l’ordre moral et représentent des «menaces». La façon dont l’asile fonctionne et hospitalise (ou pas) certaines personnes a contribué à dégrader l’image de Cery et de ses patients. Initialement, pourtant, les aliénistes pensaient vraiment pouvoir les guérir, mais il s’est avéré que les guérisons ont été moins fréquentes qu’espéré. Et, très souvent, les internements durent des années, voire toute la vie. De 375 places en 1873 à Cery, on passe à presque 800 en 1960.
Le Canton de Vaud a été l’un des premiers à légiférer pour autoriser et encadrer la stérilisation des malades mentaux en 1928. À l’époque on trouvait cela positif. En stérilisant certaines personnes appelées «infirmes mentales», on estime alors qu’on peut ensuite les relâcher puisqu’elles ne vont pas transmettre leur «tare». Cette pratique permet de désemplir Cery. Elle est toutefois désavouée dès les années 1960 par les chirurgiens de l’hôpital cantonal qui pratiquent l’intervention et portent sur le devant la question du consentement des patients. De manière générale, de plus en plus de médecins remettent en question le fonctionnement de l’établissement, alléguant qu’ils n’ont pas étudié la médecine pour finir gardiens ou stérilisateurs. Eux aussi sont d’avis que la façon dont les décisions d’internement se sont prises ne correspond pas à des considérations médicales. Ils en ont assez de travailler pour une institution considérée par beaucoup comme un dépotoir.
IV/ Qu’en est-il des différences de genres au sein de l’institution? Hommes et femmes sont-ils interné-es pour les mêmes motifs?
AF et MM/ Statistiquement à Cery, ainsi que dans beaucoup d’autres asiles, la population de patient-es est mixte, avec un léger surcroît de femmes dans les années 1960 à 80. Contrairement à la prison, où les femmes sont extrêmement minoritaires à moins de 10%. Ce qui nous fait dire que, historiquement, les femmes ont été psychiatrisées et les hommes incarcérés. On observe effectivement un certain «biais de genre» des diagnostics. L’homme qui est enfermé à l’asile est considéré comme potentiellement dangereux, ce sont les psychopathes, les pervers sexuels, les alcooliques. Plus généralement, les hommes internés sont ceux qui n’assument pas leurs fonctions de travailleurs, de pères de famille ou de maris. Et les étrangers aussi. On observe par exemple une forte italophobie dans le Canton de Vaud dans les années 1950-60. Les femmes non mariées, sans emploi, indépendantes se font, quant à elles, plus facilement taxer d’hystériques ou de schizophrènes.
IV/ En 1948 Cery devient un «hôpital psychiatrique et universitaire». Quels sont les changements majeurs par rapport à l’asile? Comment la discipline psychiatrique se modernise-t-elle?
AF et MM/ Si 1948 marque l’année où l’institution change officiellement de nom, le processus de changement s’amorce dès les années 30 avec le développement de nouvelles recherches et de nouvelles méthodes thérapeutiques, telles que les thérapies de choc, mais aussi avec les premières formes de psychothérapies. Dans les années 1950, de nouveaux médicaments et de nouvelles approches psychothérapeutiques apparaissent, ce qui rassure la population et réduit les durées de séjour. Peu à peu, le regard sur la maladie et les malades évolue et d’un lieu de vie, on passe à un lieu spécialisé dans les soins. C’est également à cette période que s’opèrent des transformations architecturales dans le but d’améliorer les conditions d’hospitalisation mais également les conditions de travail du personnel soignant. Une nouvelle clinique est construite et permet d’accroître le nombre de services, mais aussi d’avoir des divisions plus petites. Les dortoirs laissent peu à peu la place à des chambres avec moins de patients. Il y a une réelle volonté d’améliorer l’image de l’établissement pour augmenter son attractivité et ainsi favoriser le recrutement du personnel, qui a longtemps été problématique, mais également encourager le public à venir se faire soigner: pour la première fois, en 1953, le ratio entre internements forcés et volontaires s’inverse.
IV/ L’un des acteurs clés de l’histoire de l’hôpital de Cery s’appelle Christian Müller, nommé directeur en 1961. Racontez-nous.
AF et MM/ L’arrivée de Christian Müller à la direction a été bénéfique pour Cery. Il a su trouver les bons soutiens, obtenir des fonds pour faire de grands travaux. Il transforme l’hôpital en un lieu spécialisé dans les soins aigus, avec une plus grande diversité de traitements. Il y a certes moins de patients mais ils sont mieux soignés. Cette transformation repose également sur le développement d’alternatives, à l’image de la mise en place d’un réseau de soins autour de l’hôpital. En 1966, le plan hospitalier vaudois décrète la sectorisation et le canton est coupé en quatre. Chaque secteur a son institution et des réseaux para- et extrahospitaliers. Pour Christian Müller, l’hôpital est nécessaire, mais ne se suffit pas à lui-même et doit être un maillon de la chaîne des soins, reposant sur un dispositif plus large, ouvert sur la cité et non plus isolé dans la campagne. Sans compter que les années 60 connaissent une accélération de l’urbanisation, une forte croissante démographique et Cery se voit dépassé.
Christian Müller était par ailleurs très attentif à l’image publique de la psychiatrie et de son hôpital. Il a soutenu des campagnes promotionnelles et conserve une attention constante sur les médias. Il n’hésite pas à interpeler les rédactions quand un article de presse lui déplaît. En parallèle, naît un élan social qui dénonce le modèle de l’asile considéré comme obsolète. Des associations de défenses des usagers et des usagères commencent à s’organiser et militer pour les droits des malades. Dans une période marquée par l’essor des mouvances dites «antipsychiatriques», les médias montrent un fort intérêt pour la psychiatrie. Les blockbusters, tels que Vol au-dessus d’un nid de coucou ou Family Life connaissent un vrai succès. Le psychiatre vaudois en profite pour publiciser les réformes de la «psychiatrie moderne» et montrer que l’hôpital n’est plus la garderie qu’était l’asile d’antan.
IV/ La réinsertion des malades est-elle possible après une hospitalisation psychiatrique à Cery?
AF et MM/ Les nouveaux traitements permettent aux patients de quitter l’hôpital mais le vrai défi est de pouvoir les réinsérer. Auparavant, les gens changeaient de canton, de nom et rencontraient des difficultés à trouver du travail. La stigmatisation est extrêmement forte. Puis, peu à peu, on assiste au développement d’ateliers et de foyers protégés, des structures assurent un soutien et une aide à la réinsertion qu’elle soit professionnelle, familiale ou sociale. Le lien thérapeutique évolue lui aussi: le médecin n’est plus uniquement une figure qui permet ou non au patient de sortir de l’hôpital, mais il est soutenu par une équipe pluridisciplinaire de soignants, de travailleurs sociaux, etc., qui aide, guide et soigne.
Les associations de patients voient le jour. On entend pour la première fois la parole des personnes malades qui porte sur la scène la question de leurs droits: le droit de consentir, à un traitement par exemple ou d’avoir accès à son dossier. En effet, jusque dans les années 80, on estimait qu’il ne fallait pas que les patients connaissent leur diagnostic de crainte qu’ils ne s’auto-stigmatisent.
IV/ Si auparavant l’enfermement garantissait à la population une certaine «sécurité», avec l’ouverture des hôpitaux et la liberté dont jouissent les patient-es, la notion de danger est-elle réactivée au sein de la société?
AF et MM/ Architecturalement, le changement est en effet flagrant: du bâtiment de 1873 il ne reste aujourd’hui que «Les Cèdres». Le bâtiment ultra moderne qui vient d’être inauguré souligne une vraie volonté d’ouverture avec le reste de la cité. Rappelons que jusque dans les années 60, la question la plus importante à l’hôpital était: «Qui détient» les clés? Quant à la notion de danger, nous aimerions rappeler que, dans l’immense majorité des cas, les patients internés ne sont pas plus dangereux que la moyenne de la population. En Suisse, comme ailleurs, les violences se déroulent le plus souvent dans le cercle proche.
Pourtant, nous observons depuis une vingtaine d’années un durcissement des problématiques sécuritaires, une cristallisation autour de la question du risque de récidive auxquels se confrontent les experts psychiatres.
IV/ Comment voyez-vous le futur de la psychiatrie et sa place dans la société ?
AF et MM/ Les historiens ne font pas de la futurologie, mais nous pouvons observer une cyclicité dans l’histoire de la psychiatrie. Notamment en ce qui concerne les stéréotypes sur la maladie mentale qui perdurent en arrière-plan de nos représentations sociales. Il y a eu de tout temps des tentatives plus ou moins abouties d’instrumentalisation de partis politiques pour exclure et décrédibiliser les personnes qui étaient différentes.
Ce que nous pouvons retenir de Cery et de son histoire est le pragmatisme suisse et son côté éclectique qui ont permis une plus grande souplesse et une plus grande ouverture d’esprit que dans d’autres contextes européens notamment. Et puis, en 2024, grâce notamment aux associations de patients et aux réseaux sociaux, la parole sur la santé mentale s’est libérée. On ne considère plus les personnes souffrantes de maladies mentales comme des «tarées». Les gens osent demander de l’aide, font confiance à la psychiatrie à tel point qu’on manque aujourd’hui de moyens pour répondre à la demande. Cette demande massive de consulter est, dans l’histoire de la psychiatrie, inédite. Et puis, pour la première fois en 150 ans, une femme est à la tête du Département de psychiatrie en la personne de Kerstin von Plessen. C’est un signe fort: la féminisation de la psychiatrie marque aussi un tournant dans les représentations de la santé mentale et des soins. Ça nous semble un signe positif pour le futur!