Publié il y a 1 semaine
04.12.2025
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À quoi ressembleront les hôpitaux dans dix, vingt ou trente ans ? Et surtout: comment serons-nous soigné-es ? Mis sous pression de toutes parts, le système de santé suisse devra relever des défis de taille, à commencer par le vieillissement de la population et la pénurie de personnel soignant. Si les nouvelles technologies offrent des perspectives intéressantes pour repenser la prise en charge médicale, elles posent également de nombreuses questions éthiques et pratiques.
1/ Une population vieillissante
Aujourd’hui, la Suisse compte environ 1,8 million de personnes de 65 ans ou plus. À l’horizon 2055, ce chiffre atteindra 2,7 millions. Les aîné-es représenteront alors près du quart de la population totale contre 20% actuellement. Cette évolution complexifie la prise en charge médico-soignante puisque les pathologies chroniques tendent à se cumuler avec l’âge. «Les seniors présentent davantage de risques de complications lors d’un séjour hospitalier, notamment en raison d’un environnement inadapté à leurs besoins», explique Joanie Pellet, professeure assistante à l’Institut universitaire de formation et de recherche en soins (IUFRS).
Construits et organisés initialement pour traiter des maladies aiguës chez des patient-es plus jeunes, les hôpitaux ne sont pas conçus pour accueillir une patientèle âgée. « Certains trajets dans des couloirs
interminables, trop sombres, dépourvus de chaises pour se reposer ressemblent à des parcours du combattant pour les aîné-es », illustre la chercheuse.
C’est toute une culture qui doit évoluer, souligne Joanie Pellet, ex-responsable du programme institutionnel «Le CHUV, hôpital adapté aux aînés». «Il s’agit d’intervenir sur tous les axes qui peuvent améliorer la prise en charge des seniors. La formation et la sensibilisation des équipes en font partie, mais elles doivent s’accompagner d’une diffusion de pratiques adaptées aux aîné-es, comme des approches non pharmacologiques pour le traitement des états confusionnels aigus ou des troubles du sommeil, des exercices pour stimuler la mobilité des patient-es ou l’évaluation de la douleur avec des échelles pensées spécifiquement pour les personnes âgées. »
L’hôpital de demain doit prévenir les complications liées à l’hospitalisation et offrir un cadre plus pratique pour les seniors. Cela passe par des choses simples comme un meilleur éclairage, des poignées de portes plus ergonomiques, des marches d’escaliers aux couleurs plus contrastées ou encore une meilleure signalétique à la sortie du métro, par exemple.
Pour bien cibler les besoins des aîné-es, des institutions comme le CHUV ont mis sur pied des groupes d’expert-es issu-es de divers corps de métier. Le programme s’appuie sur une collaboration avec des patient-es partenaires. « Nous élaborons ainsi des solutions avec les personnes qui sont directement concernées. Leur regard est essentiel pour rendre nos pratiques plus justes, plus humaines et plus adaptées », souligne Joanie Pellet.
2/ Du personnel difficile à recruter
Les patient-es ne sont pas les seul-es à vieillir : les équipes aussi prennent de l’âge. Depuis plusieurs années, les hôpitaux suisses font face à une pénurie d’infirmiers et d’infirmières. Cette situation, en partie due à un nombre insuffisant d’étudiant-es formé-es chaque année, s’est encore détériorée après l’épidémie de covid, beaucoup de soignant-es éreinté-es préférant quitter la profession. Parallèlement, il devient de plus en plus difficile de recruter des médecins. Certaines spécialités, comme les généralistes, souffrent même d’une véritable pénurie (voir In Vivo n° 29 «Le système de santé en danger»).
CHIFFRE
50 ans
L'âge moyen des médecins en Suisse.
En Suisse, 40% des médecins en exercice sont étranger-ères. À l’avenir, une politique migratoire plus restrictive pourrait représenter une grande menace, comme l’exprimait le conseiller Beat Jans à la RTS. «Sans le personnel allemand et français, le système de santé suisse s’effondrerait. » Pour Patrick Bodenmann, vice-doyen du Dicastère enseignement et diversité de la Faculté de biologie et de médecine, ce pluralisme constitue d’ailleurs une véritable opportunité. «Des études ont montré que la diversité du personnel de l’hôpital permet à la population de se sentir mieux accueillie. C’est d’ailleurs un ingrédient clé pour s’orienter vers un système de soins idéal.»
Alors que les cas complexes tendent à se multiplier, le manque de personnel pourrait rapidement devenir alarmant. « C’est moins les pressions financières que le manque de soignant-es et de médecins qui va nécessiter une reconfiguration du système de santé », avance Christoph A. Meier, expert en médecine interne et aujourd’hui professeur à l’Université de Genève.
Membre d’un groupe de réflexion mondial sur la transformation des hôpitaux, il estime que les enjeux du recrutement devraient être abordés autrement. «Certaines interventions techniques très
spécifiques nécessitent-elles l’intervention d’un-e médecin ou pourrait-on les confier à de nouvelles professions de la santé hautement spécialisées?» interroge-t-il. Selon lui, recourir à des intervenant-es issu-es d’autres secteurs pour certaines tâches ciblées permettrait aux hôpitaux de recruter en dehors du champ strictement médical. «Nous gagnerions également en efficacité et peut-être même en qualité car ces nouveaux opérateurs et nouvelles opératrices auraient été formé-es pour exécuter un geste unique très particulier. Ces personnes seraient donc expertes en la matière et capables de traiter un volume de patient-es plus important qu’aujourd’hui.»
Sans cette reconfiguration des métiers de la santé, Christoph A. Meier craint de voir se développer, de plus en plus, une médecine à deux vitesses avec: d’un côté, des structures privées suffisamment dotées en personnel et, de l’autre, des institutions publiques frappées de plein fouet par les pénuries.
3/ Des nouvelles technologies qui bouleversent les pratiques
Les nouvelles technologies offrent des perspectives intéressantes. «On constate une explosion des outils depuis cinq ans», note Marie-Annick Le Pogam, médecin spécialiste en santé publique et prévention à Unisanté. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle permet par exemple de transcrire une conversation avec un-e patient-e, de coder des factures, d’organiser des séjours hospitaliers, d’aider au diagnostic de pathologies complexes, de définir des traitements personnalisés ou encore de prédire les risques de septicémie.
«L’intelligence artificielle peut aider tout le long du parcours du ou de la patient-e », résume Jean-Louis Raisaro, chef de groupe «Sciences des données cliniques» au Centre de la science des données biomédicales CHUV-UNIL. Beaucoup de médecins comptent dessus pour libérer du temps aux soignant-es. « De nombreuses tâches que nous effectuons aujourd’hui pourraient être réalisées par la technologie», illustre Patrick Schoettker, chef de service en anesthésiologie au CHUV, citant l’exemple de la prise de la tension.
Bien que le potentiel soit immense, les structures n’en sont encore qu’aux premières étapes. « Nous commençons à utiliser l’IA dans certaines applications, mais aucun hôpital en Suisse ne l’a introduite de manière systématique », précise Jean-Louis Raisaro. « Nous disposons d’outils de plus en plus sophistiqués, mais les fondations nécessaires à leur déploiement manquent encore : des données de qualité, des systèmes numériques compatibles et interopérables, une formation adéquate des professionnel- les de santé et des cadres réglementaires clairs», détaille Marie-Annick Le Pogam qui est également responsable d’un CAS « Santé digitale et impact du numérique sur les systèmes de santé ».
En effet, pour permettre à ses algorithmes de fonctionner, l’IA doit avoir accès à un nombre très important de données organisées et standardisées. Après l’échec du dossier électronique du patient, un nouveau projet vient d’être lancé par le Conseil fédéral. Avec un nouveau nom, le dossier électronique de santé qui sera créé automatiquement pour tous les citoyen-nes, dès 2030. Il pourrait jouer un rôle central en rassemblant les informations médicales hospitalières et ambulatoires.
Plusieurs facteurs expliquent ce retard: le fédéralisme suisse, qui engendre une grande diversité de systèmes d’information et de standards, mais aussi la complexité organisationnelle et les réticences d’usage, tant du côté des professionnel-les que des patient-es. «L’outil n’est pas encore très convivial et n’a pas véritablement fait ses preuves, ce qui explique son adoption limitée », analyse Marie- Annick Le Pogam.
Un des autres enjeux inhérents aux nouveaux outils impliquant l’IA est la certification. Pour établir un diagnostic, les données collectées doivent garantir un haut niveau de fiabilité. Or, ce n’est pas encore le cas. «Ces processus prennent beaucoup de temps», note Patrick Schoettker.
«Nous sommes écouté-es et nous voyons des améliorations»
«J’en suis à mon 630e jour d’hospitalisation », annonce d’emblée Eric Pilet, passant sobrement sur les diverses pathologies qui le touchent. Ce vaillant octogénaire connaît tous les recoins du CHUV. Une expertise qu’il met à profit dans la mission qui lui a été confiée. Depuis plusieurs années, le retraité participe au programme Hôpital adapté aux aînés en tant que patient partenaire. Il est régulièrement consulté comme expert senior sur la pertinence de l’environnement hospitalier.
Eric Pilet se souvient parfaitement du lancement du programme, peu avant la pandémie. «La direction du CHUV avait constaté que la majorité de ses patient-es avaient plus de 65 ans et estimait qu’il fallait adapter l’hôpital en tenant compte de cela.» Accompagné de deux autres patientes partenaires, le Lausannois confie avoir eu de la peine à trouver sa place. Mais la collaboration a rapidement évolué. «Ce programme commence à porter ses fruits. Nous sommes écouté-es et nous voyons des améliorations.»
Lors des séances de travail, cet ancien peintre et patron d’entreprise de construction a fait passer plusieurs messages. Il cite l’exemple des sols brillants ou de la même couleur que les murs qui peuvent gêner les personnes malvoyantes. Les seniors ont aussi souligné l’importance d’un éclairage modulable dans les chambres et dans les couloirs, de chaises avec accoudoirs et de rampes d’escaliers adaptées. «Certaines de ces recommandations ne s’appliquent d’ailleurs pas seulement aux aîné-es.»
Cet automne, Eric Pilet a participé aux réunions de chantier portant sur la transformation des chambres des 16e et 17e étages du CHUV. Avec une petite victoire à la clé. «Depuis longtemps, je m’étais rendu compte qu’il n’y avait pas de prise électrique près des tables de nuit. Après moult discussions, le principe d’installation a été accepté.»
Eric Pilet profite de ses séjours hospitaliers pour approfondir certains aspects. À chaque visite, il scrute de son regard affûté les dernières innovations ou analyse son parcours de soins, puis sort son grand cahier brun dans lequel il liste ses observations. Dernièrement, l’expert-patient a été admis en gériatrie aiguë, «une unité fermée», souligne-t-il avec insistance. Un espace hospitalier duquel on ne peut donc pas sortir librement. «Je ne comprenais pas pourquoi j’étais là, au milieu de patient-es atteint-es de troubles cognitifs, parfois sévères. J’ai alors compris à quel point il était crucial d’expliquer aux patient-es qui sont en pleine possession de leurs capacités intellectuelles pourquoi ils sont dans une unité fermée et surtout leur confirmer qu’on reconnaît leur lucidité. »
De nature enthousiaste, Eric Pilet confie prendre beaucoup de plaisir dans son rôle de senior patient partenaire. Il a récemment tourné plusieurs vidéos pour sensibiliser le personnel du CHUV aux bonnes et mauvaises pratiques dans le domaine des soins, de l’accueil, des médicaments, ou même du sommeil. «Ça me nourrit, ça m’occupe et ça me passionne. Depuis 2008, je reçois beaucoup de l’hôpital, alors je voulais rendre aussi quelque chose.»
4/ Une empreinte carbone à diminuer
«Le système de santé est, à lui seul, responsable de 6 à 7% des gaz à effet de serre en Suisse, dont une grande partie provient des hôpitaux, dit Nicolas Senn, vice-doyen à la Durabilité à la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne. Si nous voulons respecter l’Accord de Paris, engagement formellement pris par la Suisse, nous devons diviser nos
émissions par 10.»
Les structures hospitalières peuvent agir à plusieurs niveaux: améliorer l’isolation des bâtiments, promouvoir la mobilité douce auprès des personnes employées et des patient-es, ou encore réduire la part de produits carnés dans les repas. Des mesures sont aussi prises dans le domaine médical. Certains médicaments nocifs pour l’environnement ont été remplacés. C’est le cas du desflurane, un gaz anesthésiant «pratique», mais à l’empreinte climatique catastrophique. Depuis 2020, le CHUV en a interdit l’usage, lui préférant des anesthésiants injectables, bien moins polluants (voir In Vivo n° 28 «Médecine et durabilité: le défi du siècle»).
Des réflexions sont également en cours pour réduire la quantité de matériels à usage unique. «Nous sommes allés trop loin dans ce domaine; ce n’est plus justifiable aujourd’hui», estime Nicolas Senn. Certaines actions peuvent être mises en œuvre directement par les hôpitaux, d’autres nécessitent une transformation du système de santé en profondeur. «Nous devons réévaluer la place de l’hôpital dans le réseau de soins global, avance le scientifique. Est-ce que tel-le patient-e doit forcément être soigné-e à l’hôpital ? Une infection urinaire traitée aux urgences mobilise beaucoup plus de temps et d’énergie, en raison des procédures lourdes propres aux structures hospitalières, que si elle était prise en charge par un-e médecin généraliste.»
Selon plusieurs études, réduire l’empreinte carbone des systèmes de santé passe par le développement des soins communautaires. Il s’agit de tous les services offerts en dehors des hôpitaux, notamment en prévention et en promotion de la santé. Un changement des pratiques devra également être amorcé pour éviter les gestes médicaux inutiles. «Les IRM font partie des examens les plus énergivores. Or, nous savons que 30 à 40% de ceux qui sont réalisés n’ont pas de réel intérêt clinique», rapporte le spécialiste. Pour la sociologue Claudine Burton-Jeangros, le système de santé est soumis à de fortes tensions entre les intérêts individuels et les enjeux collectifs: «Tout le monde s’offusque de l’augmentation des primes, mais quand on cherche à rationaliser, les gens se hérissent», observe la professeure de l’Université de Genève. Selon elle, face aux contraintes environnementales et au vieillissement de la population, les structures de soins se devront de prioriser certains actes au détriment d’autres.
5/ L'hôpital à la maison, la solution?
Face à ces multiples défis, de nombreux spécialistes estiment que l’hôpital du futur sera un lieu de soins réservé aux cas aigus. «Les séjours se limiteront au temps minimum avec des traitements qui se poursuivront et se termineront à domicile», avance Friederike J.S. Thilo. Cela, notamment grâce aux nouveaux outils numériques permettant une surveillance à distance ainsi qu’à des équipes médicales se déplaçant directement à domicile, détaille la professeure spécialisée en santé numérique et soins infirmiers à la Haute école spécialisée bernoise.
Ce changement de paradigme pourrait comporter de nombreux avantages. «Les patient-es guérissent mieux à la maison, soulignent plusieurs médecins. Il n’y a aucun risque d’infection lié à l’hôpital et beaucoup moins de délire ou de désorientation.» Sur le plan économique, la réduction du nombre et de la durée des séjours hospitaliers permettrait aussi aux institutions de réaliser des économies substantielles.
Pour que cela fonctionne, une collaboration efficace entre tous les acteurs de la santé est indispensable. «L’hôpital du futur devra absolument faire partie d’un réseau intégré, insiste Christoph A. Meier. Favoriser les synergies s’avère de loin la tâche la plus difficile, et bien plus complexe que d’acheter un nouveau robot. Pour cela, les hôpitaux universitaires doivent montrer l’exemple et devenir des modèles dans la transformation vers davantage de collaboration.»