
«Opérer deux personnes en même temps est un défi majeur»
Publié il y a 4 jours
24.09.2025
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L’opération pour séparer les jumelles siamoises, Marie et Grace, a eu lieu en décembre dernier, en Côte d’Ivoire. Adrien De Cock, médecin cadre du service d’anesthésiologie du CHUV a participé à cette opération hors norme. C’est dans le cadre d’une collaboration avec un établissement ivoirien de référence en la matière pour l’ONG La Chaîne de l’espoir qu’il a supervisé la partie anesthésie de l’intervention.
IN VIVO Adrien De Cock, quel était votre rôle durant l’opération?
Adrien De Cock Mon travail était de superviser l’équipe locale en collaboration avec le professeur Christophe Chardot, chirurgien à l’Hôpital Necker-Enfants malades de Paris. Il y avait deux équipes: une pour chaque enfant. Pour éviter toute confusion un code couleur a été mis en place pour distinguer Marie et Grace. Avec Christophe Chardot, nous étions les seuls à pouvoir passer de l'une à l'autre afin d’assurer la vision d’ensemble, et de faciliter la collaboration et la synchronisation entre les deux équipes. Je faisais notamment le lien entre les deux anesthésistes pour que les informations soient bien transmises et les valeurs vitales correctement maintenues tout au long de l’intervention. Ce fut un immense effort de concentration pour ne pas confondre les informations liées à l’une ou à l’autre.
IV Opérer deux personnes simultanément n’arrive normalement jamais. Comment est-ce possible logistiquement?
ADC C’est un grand défi. La salle d’opération n’a pas été conçue pour deux interventions simultanées. En plus du personnel, il a aussi fallu dédoubler le matériel. Par exemple les machines d’anesthésie, avec deux pompes de perfusion. Il y avait énormément de tuyaux. L’ergonomie a dû être pensée pour faciliter la circulation. Cela a demandé une organisation minutieuse et beaucoup de simulations en amont. La salle a été montée plusieurs fois pour s’entraîner. En effet, durant l’opération, il faut s’assurer de ne jamais croiser les fils.
IV Comment avez-vous vécu cette intervention?
ADC C’était extraordinaire de participer à une intervention aussi rare. Il s’agissait d’une première en Côte d’Ivoire. Entrer dans la salle avec ces bébés unis et en sortir avec les deux petites totalement indépendantes l’une de l’autre et les remettre à leurs parents, c’était émotionnellement très fort. Après tant d’heures de concentration, il y a eu une explosion de joie une fois l’opération terminée. On s'est tous pris dans les bras. Lors d’une telle intervention, on passe par tout un tas d’émotions. Il y a des phases de stress élevé. Face au défi technique, nous avons à un moment douté d’y arriver.
IV Quel était ce défi technique?
ADC Les deux petites étaient reliées par l’abdomen, mais heureusement chacune avait tous les organes. Grâce à la préparation à l’opération, nous savions qu’elles avaient des portions d’intestin communes, mais l’ampleur de l’intrication était inconnue. Aucun scanner, aucune échographie ou examen ne peut déterminer cela avec certitude en amont. Durant l’intervention, nous avons constaté l’étendue et la complexité de la fusion des intestins. Il a fallu trois heures au chirurgien pour définir exactement où couper. C'est la raison pour laquelle l’opération a duré 17 heures au lieu des six heures prévues initialement.
IV Comment avez-vous collaboré avec l’équipe sur place?
ADC C’est une collaboration de longue date. J’œuvre depuis 2018 pour La Chaîne de l’espoir en tant que bénévole dans cet hôpital, qui est un centre de référence pour la chirurgie pédiatrique, en Côte d'Ivoire et dans les pays voisins. Avec Christophe Chardot, notre rôle est d’épauler l’équipe ivoirienne et de lui apprendre des procédures complexes. Nous y allons une à deux fois par an et constatons les progrès énormes faits en sept ans. C’était formidable de réaliser l’opération avec cette équipe: c’est à elle que tout le mérite revient.
IV Est-il possible, lors de cas complexes, de rapatrier les enfants en Europe pour réaliser certaines interventions?
ADC C’est bien entendu une option mais ce n’est pas celle que nous privilégions. Transférer l’enfant en Europe coûte beaucoup plus cher et ne permet pas d’augmenter l’expérience des équipes locales, ce qui est primordial . De plus, la famille peut être auprès de son enfant alors que ça n’est bien souvent pas possible en cas de transfert.
IV Après l’opération vient la phase post-opératoire. Quels sont les risques possibles?
ADC Il y a souvent des complications, car la récupération après une telle intervention est longue et difficile. Les infections sont les risques les plus courants. Pour l’une des jumelles, cela a malheureusement été fatal. Cela m’attriste énormément. Elle avait une suture intestinale qui peinait à guérir. J’ai eu beaucoup d’appels avec l’équipe ivoirienne pour évaluer la situation. Malheureusement, elle est décédée d’une septicémie en avril dernier, quatre mois après l’opération. Même si on sait que ce risque existe, cela reste une terrible nouvelle.
IV Comment se porte sa sœur?
ADC Elle va bien. C’est une chance inouïe, car elle avait contracté une grave pneumonie post-opératoire. Aujourd’hui, hormis sa cicatrice à l’abdomen, rien ne laisserait penser qu’elle était siamoise il y a encore quelques mois.
Un phénomène rare
Les cas de bébés siamois sont très rares ; ils concernent environ une grossesse sur 100'000 dans le monde. Les siamois-es sont des jumeaux ou des jumelles issu-es d’un seul œuf fécondé. Lors d’une grossesse gémellaire ordinaire, cet œuf se sépare en deux dès les premiers jours après la fécondation, donnant lieu à un ou deux placentas et une ou deux poches des eaux. Or, dans de très rares cas, la séparation ne se fait pas correctement. À partir du 13e jour, des parties de corps des deux fœtus peuvent se lier. Ce phénomène est plus fréquent en Asie et en Afrique et touche trois fois plus les filles, sans qu’on puisse en expliquer la cause. En Occident, les suivis étroits de grossesses réduisent le nombre de cas. En Suisse, on recense trois cas de siamois-es opéré-es en quarante ans.